Alfred Marie-Jeanne,
son dernier coup de maître
Un vrai paradoxe, la très nette et belle victoire (54,14% des suffrages exprimés) de la liste Gran Sanblé pou Ba péyi a an Chans signale un affaissement irréversible de l'identité politique martiniquaise, une culture politique qui ne se renouvèle plus, un pays qui tourne le dos, résolument, au futur. L'électeur martiniquais s'était perdu dans une subculture politique française changeant d'opinion politique sur un coup de tête et identifiant très mal les véritables lieux du pouvoir politique. Entre le premier et le deuxième tour de ces premières territoriales, un abîme politique bicéphale.
Au soir du premier tour, la liste Gran Sanblé que conduisait Alfred Marie-Jeanne avait été battue dans quatre des cinq villes de la circonscription Centre-Atlantique du député et n'avait devancé la liste EPMN que de huit voix au Lamentin. L'hypothèse haute d'un report parfait des voix de Ba Peyi a an Chans, l'autre grosse tête de la bicéphalie, dessinait une défaite au Robert et à Trinité dans le Centre-Atlantique, dans toutes les villes du Grand-Nord, à l'exception de Case-Pilote (le frère du leader de BPAC y est le maire), Grand-Rivière et Schoelcher. Dans tous les cas de figure, la liste Gran Sanblé pou ba Peyi a an Chans était donnée largement battue à Fort-de-France, EPMN y avait comptabilisé 50,67% des voix au premier tour. Il fallait gagner largement dans deux des trois grandes villes de la CACEM pour prétendre remporter un scrutin à l'échelle de la Martinique ; au soir du premier tour, seul un miracle pouvait réinstaller la liste Gran Sanblé dans une dynamique de victoire électorale. Ce 13 Décembre, le miracle avait lieu, une mobilisation inespérée dans la circonscription Sud de la Martinique.
EPMN avait bien remporté le scrutin dans la circonscription du Centre, la ville de Fort-de-France, alors faiblement mobilisée, 49,47% de participation et dans la quasi totalité des communes du Grand-Nord à l'exception de Schoelcher, Case-Pilote, Grand-rivière et Le Prêcheur. La mobilisation y a été largement plus faible que dans la circonscription Sud. Le "miracle Alfred Marie-Jeanne" s'était construit dans cette opposition Nord/Sud, et pas ailleurs. Dans la circonscription centre-Atlantique, la circonscription du député, la victoire du Gran Sanblé était acquise, quatre communes sur cinq, La Trinité, la plus faible des participations dans le centre-Atlantique, était restée fidèle à son maire.
Cette mobilisation exceptionnelle dans toutes les communes de la circonscription Sud, seule la commune des Trois-Ilets avait enregistré une participation bien en-deçà de 50% (46,34%), avait largement profité au Gran Sanblé qui y réalisait des résultats au-delà de 55%, le courbaril trois feuilles, hymenaea courbaril, revenant à Rivière-Pilote, 63,20% de participation et 91,14% des suffrages exprimés au compte du Gran Sanblé pou Ba Péyi a an Chans, le monstre bicéphale qui désormais ferait perdre raison à la Martinique. Plus la participation était forte dans la circonscription Sud, plus l'écart de voix entre Gran Sanblé et EPMN était important ; plus la participation était faible dans la circonscription Grand Nord, plus l'écart de voix était serré. Il semble clair, à la lumière de ces premiers éléments d'analyse, en tout cas dans les circonscriptions Sud et Centre-Atlantique, que l'accord politique d'entre-deux tours qui a ramené la droite la plus arriérée, celle qui prend ses ordres directement auprès des états-majors parisiens ultralibéraux au discours ethnicisant ("la droite batracienne" écrivait Guy Cabort-Masson) dans l'entre-soi martiniquais, n'avait servi à rien.
Il n'est pas question ici de regretter la faillite d'un accord politique Gran Sanblé/Nou Pèp la entre les deux tours, une poignée d'agitateurs des deux camps avait suffisamment pourri le terrain pour empêcher tout accord politique raisonné, et le paternalisme exacerbé du leader du Gran Sanblé avait lui même contribué à casser toute mécanique d'un rapprochement politique. Le problème posé par cette alliance inutile et contre-nature, Gran Sanblé pou Ba Péyi a an Chans (dans le contexte d'une mobilisation exceptionnelle dans la circonscription du Sud, le Gran Sanblé aurait forcément remporté ces premières territoriales et la quasi-totalité des voix de Nou Pèp la se seraient reportées sur le Gran Sanblé au deuxième tour, même en l'absence d'une consigne de vote) c'est qu'il s'opposerait, de facto, à toute évaluation politique de la dite CTM, une des conditions de la fusion c'était bien la fin de tout débat statutaire et institutionnel, le fameux "pacte de stabilité statutaire". Après 163 années (1852 à 2015) d'un statut de territoire français des Amériques dont 69 d'"identité législative" française certifiée et la faillite systémique qui va avec, la Martinique s'interdisait tout débat statutaire et institutionnel, autrement dit toute parole politique autocentrée. Comment expliquer cet égarement de groupes politiques qui se présentent sous l'étiquette bavarde de patriotes martiniquais veillant aux "intérêts supérieurs de la Martinique" ; de démocrates gardiens de la pensée politique d'Aimé Césaire qui, dans son infini savoir politique, avait milité pour l'"Autonomie de la Nation Martiniquaise" ; de communistes orthodoxes qui, valeureux héritiers du Combat de André Aliker et avant-garde du petit peuple des mornes et des grands fonds, avaient résisté à la férocité latifundiaire, depuis 95 ans ?
Le "programme économique" Gran Sanblé, essentiellement gestionnaire, avait partagé de nombreux points de convergence avec le "programme économique" Ba Péyi a an Chans (relancer l'activité par la relance de la consommation, favoriser les circuits courts dans l'agriculture, toutes propositions qui contredisaient l'ultralibéralisme des états-majors parisiens de Ba Péyi a an Chans) et les programmes culturels et sociaux étaient si faiblement développés ou inexistants, d'un côté comme de l'autre, qu'ils n'avaient pas à souffrir d'évaluation. Sur le terrain, le Gran Sanblé était porté par un besoin de revanche personnelle de son leader sur le leader d'EPMN une coalition de centre-gauche et de la droite régionaliste, celle qui s'est relativement émancipée des états-majors parisiens, autour du PPM. Le programme économique EMPN n'avait pas non plus dépassé le cahier des doléances gestionnaires.
Il reste que le Gran Sanblé avait coalisé des partis et groupes indépendantistes (PALIMA, radio et journal APAL, et la minorité indépendantiste au sein du MIM), des "autonomistes" et/ou régionalistes (RDM, PCM, ME et la majorité MIM) qui avaient milité pour ce qu'ils identifiaient comme une "évolution institutionnelle", la Collectivité de Martinique dotée d'un Conseil Exécutif qui faisait peur à cette droite là, celle qui avait même fustigé la fusion de deux collectivités territoriales françaises (Conseil Général et Conseil Régional) garantie par la constitution française, article 72, et encouragée par leurs papas (familles recomposées obligent) ultralibéraux parisiens. Cette droite qui n'aurait pas passé la barre des 5% au second tour compte tenu de la mobilisation dans les circonscriptions du Sud et Centre-Atlantique et de la bipolarisation/personnalisation du débat politique en Martinique, se retrouvait co-gestionnaire d'une victoire électorale qu'elle n'avait pas construite ; elle compromettait alors, la spécificité politique d'une telle mobilisation et l'évolution institutionnelle, certes mineure, que la population martiniquaise entendait appuyer.
Une telle victoire électorale, aussi belle et nette soit-elle, différait les urgences à renouveler l'"indépendantisme institutionnel" d'en-Martinique qui, en tant qu'il se fait l'écho de l'"indépendantisme non-institutionnel" (le mouvement social d'en-Martinique), irriguait, en continu, l'espace politique martiniquais, champ et contre-champ, comme une capacité à faire peuple lors des oppositions les plus fertiles. Le dernier coup de maître d'Alfred Marie-Jeanne était intrinsèquement lié à cet appauvrissement politique qui défiait la Martinique et l'installait, insidieusement, dans une terrible mécanique gestionnaire.
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