Alfred Marie-Jeanne
Une traversée verticale du siècle
Ce titre, comme en écho, décomposé/recomposé, d'Aimé Césaire une traversée paradoxale du siècle, un autre des titres de Raphaël Confiant, valide l'hypothèse d'un alignement politicien, d'une adhésion opportuniste, sur/au régionalisme césairien, la Martinique comme territoire français spécialisé dans l'ensemble caribéen. Mais ce titre était mal choisi, il introduisait comme un bilan de la grosse quarantaine d'années d'actions publiques du leader du MIM (Mouvement Indépendantiste Martiniquais) ; comme un testament, il signale une retraite politique proche, la fin d'une époque, et peut-être vérifiait il un égarement politique récurrent en Martinique.
Un alignement politicien supposait le renoncement à une doctrine, une culture politique, un projet MIM. Or le livre de L. Boutrin et R. Confiant révélait, bien malgré eux, l'absence totale d'un projet, d'une doctrine, d'une culture politique MIM. Les auteurs rapportaient cette formule lapidaire d'un militant MIM "depi o-koumansman, nou deside pa ka ekri ayen" (je précise ici que la langue d'En-Martinique utilisait le verbe "matje" pour toute activité d'écriture et le verbe "ekri" pour la seule correspondance : une martiniquaise, un martiniquais dirait, par exemple, "yich mwen ekri mwen men man pa'a konprann an patàt adan sa'y matje a") ; or, la culture politique, le projet politique, la doctrine et le politique en lui-même, faisaient l'écrit incontournable. C'est dire un ouvrage de 470 pages qui hésitait entre le récit politique, la biographie, le récit historique, la chronique journalistique, le relevé ethnographique, parfois même l'hagiographie quand il effaçait l'empreinte MIM derrière Alfred Marie-Jeanne, et enfin le recueil des interventions du député de la circonscription, sud puis centre-atlantique, au parlement français. Un ouvrage de 470 pages qui propulsait au rang de leader charismatique ("Chaben fondamental" écrivaient les deux auteurs, réduisant le politique d'En-Martinique à un artéfact épidermique et déclassant le récit politique en une doxologie pour apaiser un commandeur/géreur) un homme qui n'avait fait corps avec ce peuple martiniquais dans aucune circonstance politique clairement identifiée ; quelque part, en dehors de l'acte fondateur de Septembre 1870, cette population n'avait jamais franchement fait peuple.
A lui tout seul, Alfred Marie-Jeanne avait, d'après Louis Boutrin et Raphaël Confiant, facilité la circulation de l'idéal indépendantiste martiniquais. Or c'était bien dans le contexte d'un Alfred Marie-Jeanne triomphant que les martiniquais avaient répondu NON, à 78,9%, lors de la consultation populaire pour un aggiornamento administratif qui aurait pu faire passer la Martinique du statut arriéré de territoire français dans la Caraïbe à un même statut modernisé de territoire français dans la Caraïbe, faisant des élus martiniquais des avocaillons d'un intérêt martiniquais au sein de la République française. Le charisme passait essentiellement par le discours politique, autrement la maîtrise de la langue et un aménagement raisonné de cette pesante dichotomie langue-parlée/langue-écrite. Le Chaben fondamental n'écrivait pas vraiment ses "discours martiniquais" ; il renvoyait, incessamment, la langue à ses tourments originels de l'oralité, ces sempiternels lieux-communs d'En-Martinique. La domination charismatique précipitait un effondrement des lieux et mécanismes de la socialisation politique dans le contexte d'une société sans mémoire, sans histoire politique magnifiée. Si A. Marie-Jeanne avait été le leader charismatique dont Louis Boutrin et Raphaël Confiant traçaient le portrait, il n'y avait eu aucun fait historique pour fonder cette exceptionnalité, aucune ressource politique martiniquaise qui l'eut matérialisée. Le pouvoir était bien une relation sociale fondée historiquement.
Quel peuple martiniquais avait construit cette relation au politique ? Comment passait-on de la "traversée paradoxale" du Nègre fondamental à la "traversée verticale" du Chaben fondamental, et quelles logiques politiques sous-tendaient un tel changement de leadership ? Alfred Marie-Jeanne s'était, dès l'arrivée de la gauche au pouvoir en France, François Mitterrand, 1981, converti/reconverti au régionalisme césairien et au délire social-démocrate qu'il traîne, la redoutable Assemblée Régionale Unifiée, une coquille désespérément vide, un non-lieu politique. Louis Boutrin et Raphaël Confiant n'apportaient aucune réponse à cette question, ils ne se la posaient jamais. Or le titre même du livre, "une traversée verticale" après une "traversée paradoxale", autorisait comme une confrontation (avant de penser l'alignement politicien) des deux trajectoires, celle du fondateur du PPM (Parti Progressiste Martiniquais) et celle du leader du MIM.
Il y avait cette distinction établie par Francis Carole (leader du PALIMA, Parti de Libération de la Martinique, en accord politique avec le MIM à la Région Martinique), entre les héritiers d'Aimé Césaire et les rentiers du poète de langue française ; Alfred Marie-Jeanne avait été propulsé au rang de véritable héritier d'Aimé Césaire par d'anciens césairistes inconsolés ; et, le leader du MIM, s'était lui-même trouvé quelques bons goûts césairiens, à l'occasion, Le mot du MIM et/ou La Parole au Peuple sur RLDM (Radio Leve Doubout Matnik, sel radio ki kantekant epi pèp Matinik), deux émissions qui exaltaient la culture du Chaben fondamental, d'En-Martinique. Cette absence de clarté sur ce passage, du Nègre fondamental au Chaben fondamental, faisait effacer l'histoire même du MIM, propulsant A. Marie-Jeanne, cérémonieusement, au rang de fondateur de La Parole au Peuple puis du MIM, jusqu'à la CSTM (Centrale Syndicale des Travailleurs Martiniquais) ; un culte du Chaben fondamental, après le Nègre fondamental et, sans doute, avant le Kouli fondamental, qui dérogeait à la pensée marxiste-léniniste et/ou maoïste des deux leaders historiques du MIM, Marc "Loulou" Pulvar (Forces Populaires de Rivière-Salée) et Garcin Malsa (Groupe Zanma de Sainte-Anne), en 1977. Cette confusion La Parole au Peuple/MIM qui traversait le récit de Boutrin et Confiant (La parole au Peuple était au départ un groupuscule de jeunes pilotins du sud, maoïstes, qui s'était rapproché du jeune maire apparenté Parti Socialiste Martiniquais ou plutôt Parti Martiniquais Socialiste, Alfred Marie-Jeanne ; puis La Parole au Peuple s'était transformé, au contact du jeune maire qui avait alors abandonné ses "amis martiniquais socialistes", en un mouvement politique municipale, et dans la foulée, un vaste mouvement populaire et/ou électoraliste en vue des législatives de 1973, un accord politique entre le jeune maire de Rivière-Pilote, Alfred Marie-Jeanne et le PPM de Aimé Césaire qui avait, unilatéralement, cassé l'alliance entre les deux tours ; par ailleurs, La Parole au Peuple avait été un mensuel édité par le MIM et presqu'entièrement écrit et corrigé par Marc Loulou Pulvar ; et, de nos jours, La parole au Peuple était un programme radio de trois heures d'échanges avec les auditeurs de RLDM) décentrait l'analyse politique et étourdissait le lecteur avec un leader du MIM hyper-pragmatique, ce qui contredisait, terriblement, l'exceptionnalité claironnée dès les premières pages. Il reste que là où, lors des régionales ou législatives, Alfred Marie-Jeanne recueillait jusqu'à 55-70% des suffrages, ses compagnons politiques directs (exception faite de Jean-Philippe Nilor à Sainte-Luce) n'en recueillaient que 7 à 15%, lors de municipales ou cantonales, quelques mois plus tard.
Cette construction d'une histoire Alfred Marie-Jeanne au sein du MIM que les deux dirigeants de Martinique-Ecologie avaient validé dans ce livre, donnait la mesure de l'étendue du travail de reconstruction indépendantiste dans l'après A. Marie-Jeanne. Il y aura bien un après Alfred Marie-Jeanne ; cet après Alfred Marie-Jeanne avait d'ailleurs commencé et c'était peut-être là, toute la motivation de ce livre.
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