Penser, "tout-monde"
"Je suis partisan du multilinguisme en écriture, la langue qu’on écrit fréquente toutes les autres. C’est-à-dire que j’écris en présence de toutes les langues du monde. Quand j’écris, j’entends toutes ces langues, y compris celles que je ne comprends pas, simplement par affinité".
Edouard Glissant
Il y avait comme un présupposé créoliste dans cette formule glissantienne ; l'idée que toutes les langues de la terre avaient pesé de tout leur poids de langue dans la construction des langages dans le nouveau monde. Il faut toujours démarquer, en termes analytiques, la langue écrite de la langue parlée, même si les deux étaient toujours empiriquement liées, pour comprendre les insuffisances des paradigmes créolistes. Le poète-philosophe affirmait entendre toutes les langues du monde, c'était dire une vision doucement naturaliste des langues dans laquelle les créolistes avaient puisé le vif de leur rhétorique essentialiste.
La créolisation n'était pas la créolité ; elle, la créolisation, avait méthodiquement introduit cette idée d'une dynamique interne, d'une interpénétration continue des langues, comme une vision systémique (pa digin ! la complexité caribéenne) que l'auteur de La lézarde répétait proscrire. Mais le poète-philosophe n'avait pas renoncé au postulat anticolonialiste d'une égalité parfaite des langues et des cultures ; la réflexion socio-linguistique de l'auteur de Philosophie de la relation renvoyait immanquablement à une solidarité mécanique des langues, l'on ne saurait "développer une langue en laissant dépérir les autres" ; et, c'était toute la théorie de la créolisation qu'il avait adossé à cette idée d'un multilinguisme qui renouvellerait, incessamment, la culture. C'était le qualitatif qui importait, le multilinguisme glissantien n'était pas un plurilinguisme quantitatif mais comme une sensibilité à la diversité du monde, une poétique du "divers", plus, une dynamique du devenir monde, la mondialité en dépassement de la mondialisation qui secouait le monde.
Ailleurs, le multilinguisme était possible par la diversification de l'offre des langues dans le système éducatif, il faisait coexister des langues différentes dans une société ; il était quand même impossible en dehors de l'écriture, l'on tomberait du haut d'une tour de Babel. Le multilinguisme n'était pas le plurilinguisme (l'expérience langagière des individus dans un contexte culturel défini), qui mettait des langues ou des variations langagières en interaction et entretenait des passerelles avec la modernité, l'individu construisait une compétence communicative. Hors écriture, le multilinguisme déconstruirait la langue et la culture natives ; il fallait partir d'un système-langue pleinement intégré pour entreprendre un autre système-langue, d'autres langues. La langue maternelle d'Edouard Glissant, langue composite avait-il proclamé, prenait naturellement langue avec, ces parlers d'Afrique de l'ouest (essentiellement les parlers yoruba, quelques-uns des parlers igbo et akan), les parlers amérindiens, arawak et/ou taino et kalinago qui avaient nommé l'essentiel de la faune et de la flore, les parlers d'Europe occidentale, quelqueswichpitinglish stammering, quelques habla kateyonn caliente, quelques je-na-pa-ka irrésolus, toutes ces langues et sous-langues d'ailleurs qui étaient tombées dans l'obligation américaine d'échanger.
Quel devenir de la langue d'en Martinique , celle qu'ils, là-bas, criaient créole martiniquais ou parfois créole sec, dans ce toutes-langues-monde fragile ? Et puisqu'on posait la question du devenir, celle de l'origine se poserait ;obigatwar (obligatoire) dirait Mèt Klèbè dans son parler français d'outremer. A quel moment tombait on dans le fourre-tout langue, un sabir débilitant et, plus avant, comment penser et/ou peser la langue en dehors de sa dimension purement instrumentale ? Quelle langue renoncerait à se construire une pureté langagière, à se poser comme une totalité ? Quel peuple dénoncerait sa langue naturelle pour adopter un pidgin ou un charabia abêtissant ?
Dès Le discours antillais, 1981, Edouard Glissant écrivait la fin des "langues orgueilleuses de leur pureté" c'est dire l'ancienneté et la cohérence du discours glissantien, c'est dire que l'auteur de Le quatrième siècle entendait, clairement, dépasser les poétiques de l'héritage africain et/ou européen et célébrer les poétiques de la diversité et du métissage culturel."Le monde se créolise" écrivait Edouard Glissant ; il précisait que le monde ne devenait pas créole pour autant mais seulement imprévisible, tellement les destins des peuples étaient inséparables, tellement les relations entre peuples devenaient complexes ; le multilinguisme en écriture donnait accès à d'autres saveurs du monde, dépassait surtout les raideurs d'un conflit racial éculé. Mais la créolisation n'était pas le métissage, trop biologiquement connoté et trop prévisible. La créolisation de l'auteur du Traité du tout-monde était un emmêlement et une dynamique qui débordaient le choc des langues.
Plis : Pimpe isiya
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