mercredi 23 mai 2012

Renouveler le récit

de l'esclavage euro-américain

 

 

 

En dehors des institutions françaises en Martinique, l'école et les collectivités territoriales principalement, aucune organisation n'avait fait circuler, durablement, une mémoire sur la formation esclavagiste euro-américaine. Ce sont bien des organisations martiniquaises qui avaient été à l'origine d'une prise de conscience du passé esclavagiste en Martinique mais très vite, elles furent débordées par l'école et les collectivités territoriales françaises en Martinique, en particulier les municipalités de gauche. Or, ces institutions françaises en Martinique avaient privilégié un récit de l'esclavage euro-américain basé essentiellement sur les archives coloniales. Ce récit méconnaissait, voire méprisait, les nombreuses résistances qui y avaient circulé.
Une "mémoire des archives coloniales" avait fouillé dans les livres de compte d'habitation, les documents administratifs, les correspondances européennes transatlantiques, les lettres de péripatéticiennes arrachées à la misère sexuelle des grands ports européens, les divagations des diables-sourds de la catéchèse (misie labe di tjwe tanbou a !), les ivresses d’exotisme de philosophes et amis des "noirs", etc. Ces archives coloniales, pouvaient elles relever la diversité des populations africaines ? La "mémoire des d'archives coloniales" avait posé la formation esclavagiste euro-américaine comme un "système" mais niait l'érection de multiples contre-systèmes qui avaient précipité sa chute ; tout au plus quelques sous-systèmes structurants qui auraient amorti le choc de la déshumanisation de l'africain.
Une "mémoire de transmission" composait avec d'autres sources que l'imprimé, elle s'attardait sur les récits de vie, la structure de quelques-uns des chanter bèlè, les contes, les titim-bwachèch, les traditions culinaires, migan-fouyapen et sòs-o-chen, le jardin vivrier, les styles de vie intime, les techniques de fabrication du toloman, la pêche aux sirik-bwa, etc. Cette mémoire qui avait circulé dans des familles et dans des organisations militantes, initiait à la conscience historique. Cette "mémoire de transmission" avait-elle déjà intégré l'idée d'une unité-diversité des formations esclavagistes euro-américaines ? Elle avait listé des contre-systèmes, les marronnages, les épi-religions, musiques et danses autour du tambour-djouba, les rimèd-razie, jardin caraïbe, le conte, le parler d'en-Martinique ; une contre-culture qui avait porté au plus haut un entre-nous salvateur et contribué au refroidissement ponctuel de la violence circulaire ou la violence intra-communautaire.
Toutefois, en Martinique, un discours de la "fierté raciale" (comme une fausse "conscience raciale", parfois une blackness attitude et/ou "blackism will save the world- parfois une négritude césairienne inconsolée qui fossilise, parfois un métissage créolo-dépendant terriblement essentialiste, parfois un bouillon euro-créolo-négro-débile, les outremers, an-tjou-man-deviran) dont Frantz Fanon avait montré les nombreuses insuffisances, avait dénaturé cette "mémoire de transmission", donnant une lecture totalement erronée et pathétique du phénomène esclavagiste euro-américain, une pensée de travers, dangereusement holiste qui asséchait toutes les mémoires des résistances, disons territorialisées, d'en-Martinique. Quelles résistances ont refréné le choc de la déshumanisation des africains ? Renversant, à peine, la vision esclavagiste et coloriste française, de la fin du 17e jusqu'au milieu du 19e siècle, ce discours de la "fierté raciale", comme d’un véritable défi cynique simplifiait à l'envi ; soit un cynisme angélique où l’on positive, en l’inversant, une construction raciste européenne, celle d’une proximité nègre avec la nature ; soit un cynisme commémoratif qui fouillait fiévreusement dans les sables de Ta-Khenes, - la "terre courbée", Wawat et Koush -, déterrait le bâton d’Ishango, etc.
Arc-boutée sur ce discours creux de la "fierté raciale", largement majoritaire dans le pays, l'idéologie martiniquaise contemporaine avait poliment effacé le généreux paradigme de la "révolution antiesclavagiste" de Mai 1848 pour la propagande scholchériste et coloriste (pour ne pas écrire négrophobe ou négrophage) d'"abolition de l'esclavage".
Même si le récit caribéen sur la formation esclavagiste euro-américaine participait de cette logique d’une construction ethno-centrée qui multipliait dangereusement les lieux-communs, les mémoires caribéennes avaient fait remonter une culture de la ré-humanisation et/ou de la reterritorialisation de ces populations africaines puis de leurs descendants, les affirmant, définitivement, caribéens. La question de la place des "résistances territorialisées" dans la complexité des sociétés caribéennes aujourd'hui est incontournable si l'on veut sortir du discours "racialiste", le discours abolitionniste et accéder pleinement au politique, à la révolution antiesclavagiste.
Entre la "mémoire des archives coloniales" et la "mémoire de transmission", le récit historique avait déroulé un style, une vision du monde, weltanschauung, un ordonnancement chronologique, un we-feeling et/ou we-love together, a:na kalina’ote et/ou nou menm ki nou menm lan, qui, quand ils dépassaient la simple construction d’un phénotype, révèlaient une incommensurable complexité des résistances et révolutions anti-esclavagistes d'hier et plus loin, des pays-cultures-systèmes caribéens aujourd'hui.


 

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