mercredi 16 mai 2012

La lente agonie de l'habitation DESMARINIERES

Entre le récit de vie et le témoignage ethnographique, parfois un relevé sociologique ou une impertinente historiographie, parfois une tentation théologique, jusqu'à l'hagiographie entretenue, La lente agonie de l'habitation DESMARINIERES de Alain Moïse trace une vision presque merveilleuse de la plantation américaine. Ce haut lieu du conflit social historique (des phénotypes érigés en classes sociales) d'en-Martinique y est décrit comme une formation sociale sans conflit majeur où une très forte solidarité avait contenu la misère dans les arrière-cours d'une pauvreté.

Comme toutes les habitations d'en-Martinique, l'Habitation DESMARINIERES, à l'entrée sud de La Trinité, avait lanterné dans ce régime assimilationniste qui consacrait la liquidation définitive de l'économie de plantation ; la vieille bâtisse qui s'effrite lentement sur le bord sud de la RN1 et dont une photo fait la couverture du livre avait servi de magasin quand cette habitation livrait ses milliers de tonnes de cannes à l'usine sucrière du Galion. Elle était le cœur administratif de l'habitation, là où les commandeurs distribuaient les tâches, le passage obligé, avant le dépointage en fin de journée. Le récit de Alain Moïse éclate la vie sociale sur cette habitation en trois lieux, "Bò-magazen", les petites affaires administratives ; "Anba pie-mango vè a", une vie sociale balbutiante, les "bonbon-chouval" de Tant-Sèsèt, les tontin du Samedi après-midi ; "Bò kay Bèbè", plus intime, entre prin-sitè, prin-espany, prin-chili, Ponm-kannel ek kosol, cette solidarité mécanique qui avait participé de l'endiguement de la misère, de l'exploitation impudente, négro-phobe (et peut-être négro-phage), de la reproduction automatique d'une violence coloniale, etc. Ce sont ces "humanités souffrantes", qui, par leur infinie générosité et une convivialité toujours renouvelée, avaient donné un visage humain à l'habitation Desmarinières. L'administrateur, le géreur et l'économe sont absents du récit d'Alain Moïse qui signale là un entre-soi protecteur.
Le texte retrace ces histoires de vie mais décrit peu, ou pas suffisamment ; comme dans cette poétique des conteurs créoles, toute en étendue et jamais en profondeur. Chacun des personnages est vite happé par un ethnologisme impétueux, parfois un sociologisme étourdi, ou encore une théologie insolente. "Le paysage n'est pas le pays" écrivait Edouard Glissant ; dans le texte d'Alain Moïse, cette taxinomie excéssive des ressources naturelles renouvelables écrase les personnages. Plus avant, cette langue française, celle de Marcel Proust ou de Aimé Césaire, est bien incapable de restituer la complexité de la plantation américaine. La langue d'Edouard Glissant avait, dans La case du commandeur puis dans Mahagony, mobilisé toutes les ressources de la langue d'en-Martinique pour entreprendre la diversité dans la plantation américaine. La diversité est encore loin de la complexité. Trop approximative dans sa graphie, parfois étymologique, parfois doucement phonétique (GEREC), la langue dite créole d'Alain Moïse perd langue, infiniment, dans le français d'outremer, an-tjou-man-deviran.
Les personnages sont trop simplement décrits et les identités ne renvoient aucune pluralité, ni complexité ; le conteur Antonius (était-ce le célèbre El Dò ?) habite visiblement plusieurs identités mais la transcription en français (les dialogues notamment) et la démesure de l'inventaire du réel aplatissent les personnages et les réduisent à leur seul statut social dans l'organisation du travail de l'habitation Desmarinières à La Trinité.
Il n'y a pas ici, des acteurs déchirés entre plusieurs logiques sociales ou d'action (se se pou pran seraj betje a) parce qu'inscrits dans une dynamique, espérant la modernité les bras ouverts, même si le syndicaliste Sandreau y avait travaillé d'arrache-pied. Les personnages n'échappent pas aux lieux ; ils sont comme piégés par une langue impossible dans une habitation.
Plis : Pimpe

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