Entre le récit de vie et le témoignage
ethnographique, parfois un relevé sociologique ou une impertinente
historiographie, parfois une tentation théologique, jusqu'à l'hagiographie
entretenue, La lente agonie de l'habitation DESMARINIERES de Alain
Moïse trace une vision presque merveilleuse de la plantation américaine. Ce haut
lieu du conflit social historique (des phénotypes érigés en classes sociales)
d'en-Martinique y est décrit comme une formation sociale sans conflit majeur où
une très forte solidarité avait contenu la misère dans les arrière-cours d'une
pauvreté.
Comme toutes les habitations d'en-Martinique, l'Habitation
DESMARINIERES, à l'entrée sud de La Trinité, avait lanterné dans ce régime
assimilationniste qui consacrait la liquidation définitive de l'économie de
plantation ; la vieille bâtisse qui s'effrite lentement sur le bord sud de la
RN1 et dont une photo fait la couverture du livre avait servi de magasin quand
cette habitation livrait ses milliers de tonnes de cannes à l'usine sucrière du
Galion. Elle était le cœur administratif de l'habitation, là où les commandeurs
distribuaient les tâches, le passage obligé, avant le dépointage en fin de
journée. Le récit de Alain Moïse éclate la vie sociale sur cette habitation en
trois lieux, "Bò-magazen", les petites affaires administratives ;
"Anba pie-mango vè a", une vie sociale balbutiante, les
"bonbon-chouval" de Tant-Sèsèt, les tontin du Samedi après-midi ; "Bò kay
Bèbè", plus intime, entre prin-sitè,
prin-espany, prin-chili, Ponm-kannel ek kosol, cette
solidarité mécanique qui avait participé de l'endiguement de la misère, de
l'exploitation impudente, négro-phobe (et peut-être négro-phage), de la
reproduction automatique d'une violence coloniale, etc. Ce sont ces
"humanités souffrantes", qui, par leur infinie générosité et une
convivialité toujours renouvelée, avaient donné un visage humain à l'habitation
Desmarinières. L'administrateur, le géreur et l'économe sont absents du récit
d'Alain Moïse qui signale là un entre-soi protecteur.
Le texte retrace ces histoires de vie mais décrit
peu, ou pas suffisamment ; comme dans cette poétique des conteurs créoles, toute
en étendue et jamais en profondeur. Chacun des personnages est vite happé par un
ethnologisme impétueux, parfois un sociologisme étourdi, ou encore une théologie
insolente. "Le paysage n'est pas le pays" écrivait Edouard Glissant ; dans le texte d'Alain Moïse, cette taxinomie
excéssive des ressources naturelles renouvelables écrase les personnages. Plus
avant, cette langue française, celle de Marcel Proust ou de Aimé Césaire, est
bien incapable de restituer la complexité de la plantation américaine. La
langue d'Edouard Glissant avait, dans La case du commandeur puis dans Mahagony,
mobilisé toutes les ressources de la langue d'en-Martinique pour entreprendre la
diversité dans la plantation américaine. La diversité est encore loin de la
complexité. Trop approximative dans sa graphie, parfois étymologique, parfois
doucement phonétique (GEREC), la langue dite créole d'Alain Moïse perd langue,
infiniment, dans le français d'outremer, an-tjou-man-deviran.
Les personnages sont trop simplement décrits
et les identités ne renvoient aucune pluralité, ni complexité ; le conteur
Antonius (était-ce le célèbre El Dò ?) habite visiblement plusieurs identités
mais la transcription en français (les dialogues notamment) et la démesure de
l'inventaire du réel aplatissent les personnages et les réduisent à leur seul
statut social dans l'organisation du travail de l'habitation Desmarinières à La
Trinité.
Il n'y a pas ici, des acteurs déchirés entre
plusieurs logiques sociales ou d'action (se se pou pran seraj betje a) parce
qu'inscrits dans une dynamique, espérant la modernité les bras ouverts, même si
le syndicaliste Sandreau y avait travaillé d'arrache-pied. Les personnages
n'échappent pas aux lieux ; ils sont comme piégés par une langue impossible dans
une habitation.
Plis : Pimpe
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