L'histoire est une des sciences humaines, elle ne fait pas que raconter des
histoires. Elle touche aux grands paradigmes politiques et sociétaux
contemporains. Ses sources, ses ressources, ses objets, ses méthodes, la
construisent également comme une science sociale. Héritiers d'une vision
linéaire, marxiste trop euro-centrée, et/ou d'un universalisme césairien
pervers, les historiens d'en Martinique ont construit des découpages et
classifications historiques directement contaminés par une idéologie coloriste
vicieuse et viciée.
Je ne suis pas historien quand à moi, tout au plus un
lecteur assidu des sciences sociales et parfois un dilettante (an tjokè), des
sciences humaines, j'accorde volontiers une capacité réflexive au récit
historique. Pierre Bourdieu, l'un des maîtres de la sociologie française, avait
pensé une "capacité cognitive de la fiction". Au delà de la perception
visuelle, il faut, pour lire un récit historique, faire appel à des
représentations mentales, une mémoire, des émotions, des représentations
culturelles, etc. Bref, l'histoire est aussi un récit, autrement dit un discours
raisonné, susceptible d'incessants recadrages, et qui n'échapperait pas à la
vision du monde, weltanschauung, de l'historien. Les acteurs et
figurants historiques font l'histoire ou la subissent en fonction de nombreuses
variables telles que l'âge, le sexe, le niveau d'instruction, le niveau
d'intégration culturelle et politique, etc. J'avais déploré, dans le
"Sonhe Sektanm 70" de l'année dernière, le peu d'intérêt des historiens
d'en-Martinique pour le contexte latino-américain de revendications paysannes,
tierra y libertad, ("land and freedom", "luta pela terra é vida
digna", ilé-ayé àti òmínira), à la fin du 19e siècle, Barbade (1876),
Brésil, Haïti ("révolte de la presqu'île du sud" dirigée par Gonan en
1825, "Révolte des piquets" dirigée par Ako en 1864), Jamaïque
(Gordon's lawsuit, 1865) Cuba (1898), Puerto-Rico (1896), Mexique,
Colombie, Panama, Guatemala et Nicaragua, Pérou (Sublevación campesina de
Cañete, 1881), etc. La Martinique se situait alors en Amérique, dans ce
dix-neuvième siècle où l'on ne pouvait pas (encore) faire mentir la géographie.
Ailleurs, j'avais insisté sur cette revendication politique d'une Repiblik
Nèg Matnik portée, très haut, par les leaders de l'insurrection paysanne de
Septembre 1870 et, reprise en écho, par une grande partie des insurgés,
notamment les cultivateurs des mornes. Dans son premier ouvrage consacré à
l'Insurrection du Sud, un supplément de la revue communiste Action (1971),
Armand Nicolas avait validé cette revendication d'une "République Martinique"
portée par certains des chefs insurgés, notamment Eugène Lacaille. Je me
souviens avoir conclu un exposé sur l'Insurrection du Sud à partir de l'ouvrage
en question, j'étais alors en Première B, au Lycée Beauséjour (Lycée Frantz
Fanon aujourd'hui) au siècle dernier, sur cette "couleur indépendantiste de
l'Insurrection" et le professeur d'histoire, A. Nicolas lui-même, avait vite
corrigé, "Vous allez trop vite Taillefond (Henri), certains des leaders, pas
tous". Il a gardé cette même prudence dans le tome 2 de Histoire de la
Martinique. Le récit de Gilbert Pago, L'insurrection en
Martinique, n'a pas admis cette diversité, disons politique, des insurgés
et a, malicieusement, ignoré cette revendication d'une "Repiblik
Nèg-Matnik" même quand le gouverneur français en poste en 1870, Menche de
Loisne, dont G.Pago a publié une longue lettre en annexe 1, avait écrit
"conserver la Martinique à la France" ; même quand le conseil de guerre
avait basé toute l'accusation sur cette certitude d'un complot ; même quand la
féroce répression d'octobre 1870 avait démontré une étroite collaboration entre
les ethno-classes mulâtre et béké(e). Pourquoi le récit de G. Pago nie t-il tout
caractère "nationaliste" à une insurrection paysanne ? Sur quels faits
empiriques appuie t-il une telle hypothèse ? Pourquoi ce qualificatif douteux de
"Commune de Paris en terre coloniale", quand le soulèvement de
Septembre 1870 n'avait mobilisé que la paysannerie et avait projeté un ordre
politique martiniquais ? J'ai travaillé et je travaille encore sur cette
hypothèse d'une formation sociale caribéenne organisée autour d'une praxis de la
résistance (plurielle ici-là) à l'esclavagisme euro-américain, dès le milieu du
18e siècle et à l'ordre colonial français à partir du milieu du 19e. Une
communauté dont la population (nèg-mawon, affranchis, libre de savane) avait
dépassé 300 personnes, avait existé vers 1760 dans l'actuel Bwa-Leza, Mòn-Kongo
; et dès 1709, une expédition de 400 sbires avait été montée pour "chasser" les
nèg-mawon. On ne chasse pas un fugitif avec 400 sbires et tout au long du 18e
siècle, les administrateurs de la colonie esclavagiste française en Martinique
avaient évalué à un millier, la population des nèg-mawon. Ces bonnes gens,
résistants individuels, avaient été, sans doute, assez prévoyants pour se
liguer, faire communauté, organiser un we-feeling nèg Matnik. En 1847, la
Martinique comptait 121.130 âmes dont 39.000 affranchis et libres, 72.859
esclaves et affranchis-savane, 9.500 betje, betje-griyav, lapen-chode ; la
population de nèg-mawon devait dépasser largement 3.000 âmes. Du Sud des
Etats-Unis (Ariet Trubman path) au Brésil, O Quilombo dos Palmares
(1635-1696), O Quilombo de Parra (1820), ces communautés
(Palenques, Quilombo, Macumbo) avaient poussé et étaient entrées en
conflit direct avec la plantation esclavagiste euro-américaine, puis quand le
système-esclavage fut démantelé, avec la plantation coloniale euro-américaine.
En Septembre 1870, il n'y avait plus de système esclavagiste en Martinique, les
communautés de paysans des mornes de Martinique étaient formées d'hommes et de
femmes totalement libres et le soulèvement de Septembre 1870 n'était pas une
prolongation du 22 Mai. Une paysannerie, une conscience paysanne (une classe
pour soi, consciente de ses intérêts, un projet historique) avait donc poussé
dans ces mornes, avait développé une économie, les techniques d'un jardin
Martinique, une solidarité organique (division du travail et interdépendance des
secteurs d'une économie Martinique, moun ka fouye tè, fè jaden, mayonmbo,
moun ka fè toloman, moun ka fè chabon, moun ka swen bèt, moun ka fè kay, moun ka
fè vann machandiz, moun ka genyen machandiz, moun leskap,
moun lasotè, moun ka brile bonbon yo, moun ka mize nan sèbi-douvan-dèyè),
sousou et tontin, une culture martiniquaise, les bèlè, des styles de
vie intime, un savoir-faire et un savoir-être, un we-feeling, une
formation sociale Martinique suffisamment autonome pour entrer en conflit ouvert
avec le système de l'économie de comptoir et de la plantation extravertie.
"Dicter des lois et désigner de nouvelles autorités" (Eugène
Lacaille, à Rivière-Pilote, le 22 Septembre 1870) c'est dire créer, en
Martinique, un ordre politique nouveau. C'est bien d'une mobilisation politique
et coercitive qu'il s'agit et non d'une mobilisation contre le racisme et une
justice coloniale inique, essentiellement. L'affaire Lubin n'avait été que
l'étincelle qui avait déclenché une mobilisation en vue d'un accès aux
ressources politiques en Septembre 1870, le début à coup sûr mais pas le but.
Tout mouvement subversif se renforce, monte en puissance ou s'étiole, change de
direction ou de stratégie dans le feu de l'action ; le récit de Gilbert Pago
n'envisage même pas ces possibles là. Il s'efforce de montrer et de démontrer
une spontanéité absurde, une petite population afro-créolo-euro-dépendante
incapable de complot, d'organisation, de projection, de welto, "ou wè'y ou
pa wè'y", bref, une incapacité politique martiniquaise, sui
generis. Or Frantz Fanon avait mis en lumière, longuement, l'efficacité de
la spontanéité (il avait également noté des faiblesses) de la paysannerie et du
lumpen prolétariat dans l'action politique des peuples dominés, Les damnés
de la terre. Le livre de Gilbert Pago, L'insurrection en
Martinique, 1870-1871, est nécessaire, les livres sont tellement rares dans
cette Martinique, toute zouk et after-yoles, indocile à l'écrit ; il porte un
éclairage sincère sur un moment politique fort de l'histoire martiniquaise et
épluche avec méthode les plaidoiries devant le conseil de guerre ; il donne
lecture, franche et juste, de la féroce répression coloniale qui s'était abattue
sur le pays dès le 26 Septembre 1870 et jusque tard dans l'année 1871. Mais il
illustre aussi une incapacité des historiens, des intellectuels et politiciens
d'en-Martinique, qui, régionalistes césairiens "cou coupé", réduisent
tout fait politique martiniquais à un écho (un éclat) antillo-acclimaté de
l'histoire française.
histoires. Elle touche aux grands paradigmes politiques et sociétaux
contemporains. Ses sources, ses ressources, ses objets, ses méthodes, la
construisent également comme une science sociale. Héritiers d'une vision
linéaire, marxiste trop euro-centrée, et/ou d'un universalisme césairien
pervers, les historiens d'en Martinique ont construit des découpages et
classifications historiques directement contaminés par une idéologie coloriste
vicieuse et viciée.
Je ne suis pas historien quand à moi, tout au plus un
lecteur assidu des sciences sociales et parfois un dilettante (an tjokè), des
sciences humaines, j'accorde volontiers une capacité réflexive au récit
historique. Pierre Bourdieu, l'un des maîtres de la sociologie française, avait
pensé une "capacité cognitive de la fiction". Au delà de la perception
visuelle, il faut, pour lire un récit historique, faire appel à des
représentations mentales, une mémoire, des émotions, des représentations
culturelles, etc. Bref, l'histoire est aussi un récit, autrement dit un discours
raisonné, susceptible d'incessants recadrages, et qui n'échapperait pas à la
vision du monde, weltanschauung, de l'historien. Les acteurs et
figurants historiques font l'histoire ou la subissent en fonction de nombreuses
variables telles que l'âge, le sexe, le niveau d'instruction, le niveau
d'intégration culturelle et politique, etc. J'avais déploré, dans le
"Sonhe Sektanm 70" de l'année dernière, le peu d'intérêt des historiens
d'en-Martinique pour le contexte latino-américain de revendications paysannes,
tierra y libertad, ("land and freedom", "luta pela terra é vida
digna", ilé-ayé àti òmínira), à la fin du 19e siècle, Barbade (1876),
Brésil, Haïti ("révolte de la presqu'île du sud" dirigée par Gonan en
1825, "Révolte des piquets" dirigée par Ako en 1864), Jamaïque
(Gordon's lawsuit, 1865) Cuba (1898), Puerto-Rico (1896), Mexique,
Colombie, Panama, Guatemala et Nicaragua, Pérou (Sublevación campesina de
Cañete, 1881), etc. La Martinique se situait alors en Amérique, dans ce
dix-neuvième siècle où l'on ne pouvait pas (encore) faire mentir la géographie.
Ailleurs, j'avais insisté sur cette revendication politique d'une Repiblik
Nèg Matnik portée, très haut, par les leaders de l'insurrection paysanne de
Septembre 1870 et, reprise en écho, par une grande partie des insurgés,
notamment les cultivateurs des mornes. Dans son premier ouvrage consacré à
l'Insurrection du Sud, un supplément de la revue communiste Action (1971),
Armand Nicolas avait validé cette revendication d'une "République Martinique"
portée par certains des chefs insurgés, notamment Eugène Lacaille. Je me
souviens avoir conclu un exposé sur l'Insurrection du Sud à partir de l'ouvrage
en question, j'étais alors en Première B, au Lycée Beauséjour (Lycée Frantz
Fanon aujourd'hui) au siècle dernier, sur cette "couleur indépendantiste de
l'Insurrection" et le professeur d'histoire, A. Nicolas lui-même, avait vite
corrigé, "Vous allez trop vite Taillefond (Henri), certains des leaders, pas
tous". Il a gardé cette même prudence dans le tome 2 de Histoire de la
Martinique. Le récit de Gilbert Pago, L'insurrection en
Martinique, n'a pas admis cette diversité, disons politique, des insurgés
et a, malicieusement, ignoré cette revendication d'une "Repiblik
Nèg-Matnik" même quand le gouverneur français en poste en 1870, Menche de
Loisne, dont G.Pago a publié une longue lettre en annexe 1, avait écrit
"conserver la Martinique à la France" ; même quand le conseil de guerre
avait basé toute l'accusation sur cette certitude d'un complot ; même quand la
féroce répression d'octobre 1870 avait démontré une étroite collaboration entre
les ethno-classes mulâtre et béké(e). Pourquoi le récit de G. Pago nie t-il tout
caractère "nationaliste" à une insurrection paysanne ? Sur quels faits
empiriques appuie t-il une telle hypothèse ? Pourquoi ce qualificatif douteux de
"Commune de Paris en terre coloniale", quand le soulèvement de
Septembre 1870 n'avait mobilisé que la paysannerie et avait projeté un ordre
politique martiniquais ? J'ai travaillé et je travaille encore sur cette
hypothèse d'une formation sociale caribéenne organisée autour d'une praxis de la
résistance (plurielle ici-là) à l'esclavagisme euro-américain, dès le milieu du
18e siècle et à l'ordre colonial français à partir du milieu du 19e. Une
communauté dont la population (nèg-mawon, affranchis, libre de savane) avait
dépassé 300 personnes, avait existé vers 1760 dans l'actuel Bwa-Leza, Mòn-Kongo
; et dès 1709, une expédition de 400 sbires avait été montée pour "chasser" les
nèg-mawon. On ne chasse pas un fugitif avec 400 sbires et tout au long du 18e
siècle, les administrateurs de la colonie esclavagiste française en Martinique
avaient évalué à un millier, la population des nèg-mawon. Ces bonnes gens,
résistants individuels, avaient été, sans doute, assez prévoyants pour se
liguer, faire communauté, organiser un we-feeling nèg Matnik. En 1847, la
Martinique comptait 121.130 âmes dont 39.000 affranchis et libres, 72.859
esclaves et affranchis-savane, 9.500 betje, betje-griyav, lapen-chode ; la
population de nèg-mawon devait dépasser largement 3.000 âmes. Du Sud des
Etats-Unis (Ariet Trubman path) au Brésil, O Quilombo dos Palmares
(1635-1696), O Quilombo de Parra (1820), ces communautés
(Palenques, Quilombo, Macumbo) avaient poussé et étaient entrées en
conflit direct avec la plantation esclavagiste euro-américaine, puis quand le
système-esclavage fut démantelé, avec la plantation coloniale euro-américaine.
En Septembre 1870, il n'y avait plus de système esclavagiste en Martinique, les
communautés de paysans des mornes de Martinique étaient formées d'hommes et de
femmes totalement libres et le soulèvement de Septembre 1870 n'était pas une
prolongation du 22 Mai. Une paysannerie, une conscience paysanne (une classe
pour soi, consciente de ses intérêts, un projet historique) avait donc poussé
dans ces mornes, avait développé une économie, les techniques d'un jardin
Martinique, une solidarité organique (division du travail et interdépendance des
secteurs d'une économie Martinique, moun ka fouye tè, fè jaden, mayonmbo,
moun ka fè toloman, moun ka fè chabon, moun ka swen bèt, moun ka fè kay, moun ka
fè vann machandiz, moun ka genyen machandiz, moun leskap,
moun lasotè, moun ka brile bonbon yo, moun ka mize nan sèbi-douvan-dèyè),
sousou et tontin, une culture martiniquaise, les bèlè, des styles de
vie intime, un savoir-faire et un savoir-être, un we-feeling, une
formation sociale Martinique suffisamment autonome pour entrer en conflit ouvert
avec le système de l'économie de comptoir et de la plantation extravertie.
"Dicter des lois et désigner de nouvelles autorités" (Eugène
Lacaille, à Rivière-Pilote, le 22 Septembre 1870) c'est dire créer, en
Martinique, un ordre politique nouveau. C'est bien d'une mobilisation politique
et coercitive qu'il s'agit et non d'une mobilisation contre le racisme et une
justice coloniale inique, essentiellement. L'affaire Lubin n'avait été que
l'étincelle qui avait déclenché une mobilisation en vue d'un accès aux
ressources politiques en Septembre 1870, le début à coup sûr mais pas le but.
Tout mouvement subversif se renforce, monte en puissance ou s'étiole, change de
direction ou de stratégie dans le feu de l'action ; le récit de Gilbert Pago
n'envisage même pas ces possibles là. Il s'efforce de montrer et de démontrer
une spontanéité absurde, une petite population afro-créolo-euro-dépendante
incapable de complot, d'organisation, de projection, de welto, "ou wè'y ou
pa wè'y", bref, une incapacité politique martiniquaise, sui
generis. Or Frantz Fanon avait mis en lumière, longuement, l'efficacité de
la spontanéité (il avait également noté des faiblesses) de la paysannerie et du
lumpen prolétariat dans l'action politique des peuples dominés, Les damnés
de la terre. Le livre de Gilbert Pago, L'insurrection en
Martinique, 1870-1871, est nécessaire, les livres sont tellement rares dans
cette Martinique, toute zouk et after-yoles, indocile à l'écrit ; il porte un
éclairage sincère sur un moment politique fort de l'histoire martiniquaise et
épluche avec méthode les plaidoiries devant le conseil de guerre ; il donne
lecture, franche et juste, de la féroce répression coloniale qui s'était abattue
sur le pays dès le 26 Septembre 1870 et jusque tard dans l'année 1871. Mais il
illustre aussi une incapacité des historiens, des intellectuels et politiciens
d'en-Martinique, qui, régionalistes césairiens "cou coupé", réduisent
tout fait politique martiniquais à un écho (un éclat) antillo-acclimaté de
l'histoire française.
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