Edouard Glissant
Philosophie de la relation
"Les arbres qui vivent longtemps sécrètent mystère et magie. Comme s’ils pratiquaient dans leur grand âge de profonds mélanges de bonheur et de calamités, des relations de ciel et d’animalité, par quoi ils nous commandent et nous aident".
Edouard Glissant, Mahagony, éd. du Seuil, Paris 1987.
Bezaudin, sortie nord-est du Morne-des-Esses, au pied du Morne-Spoutourne, le bourg de Sainte-Marie en plongée ; Bezaudin est un des hauts-lieux du bèlè, « beliya ye, ta mwen ale ». Bezaudin/Morne-des-Esses, Sainte-Marie, Martinique, Caraïbe/Amérique, il n’y a pas de relation sans lieu et encore moins d’identité sans une lecture in petto des lieux/mémoires d’appartenance. Mais les lieux/mémoires caribéens/américains se sont dissous dans le cours tourmenté de l’histoire franco-européenne.
La géographie ne ment jamais, c’est là le drame des bonnes gens soumis de Martinique. Comment réussir à propulser des identités insulaires antillaises perdues dans le ressassement d’un absurde « unique au monde », dans la reproduction de lieux-communs du XVIIIe siècle et dans une identité raciale aussi irrationnelle qu’inféconde ?
Bizoden, Bwa-Leza, Mòn-Kongo, Fonselemo, Bò-Kannal ou Mòn-Perou, plus que des paysages, les lieux dessinent des mémoires-terres-mondes que seuls les imaginaires et les poètes qui composent en étendue, savent appréhender et questionner puisque le « paysage n’est pas le pays ». Mais comment se projeter quand la mémoire déserte les lieux les plus féconds d’un pays ?
Le livre d’Edouard Glissant, Philosophie de la relation, résume et tranche avec les cinq poétiques qui l’ont précédé. Questionnant son lieu de naissance, Bezaudin/Morne-des-Esses, Sainte-Marie, Martinique, Caraïbe/Amérique, le poète-philosophe conjugue une mémoire dont les paysages défilent non plus pour marquer le temps qui a passé mais bien pour initier une relation-monde dont les passerelles ainsi jetées entre l’ici et l’ailleurs (lakay/lotbotsay) ouvrent des horizons qui multiplient la terre-mémoire. Les hauteurs des Andes péruviennes, là où Cusco a taillé dans le granite, tout autour, une roche éternelle, féconderaient, dans l’imaginaire du poète, le Morne-Pérou, là où les rasoirs parlaient les sept langages de la dé-relation et où l’igname-Saint-Vincent supplantait la pomme de terre, les dachin-kankloum itou.
Ce livre qui s’ouvre sur le droit à l’opacité, le droit à la différence (en écho au devoir d’opacité ou même au devoir d’être différent) égrène, comme les cinq Poétiques qui l’ont précédé, dont Une nouvelle région du monde, une taxinomie des lieux comme pour s’en affranchir et mieux les habiter. C’est que les mémoires qui ont taillé ces lieux ne sont jamais des lieux-communs, elles s’étiolent, elles redéfinissent la géographie tout autour. C’est que les poétiques d’Edouard Glissant qui donnent lecture des lieux-mémoires de Martinique et du Tout-Monde, toutes tremblantes qu’elles sont, arborent de nouvelles complexités, le chaos-monde qui vide les lieux de leur mémoire. C’est que l’imaginaire des peuples outragés, et les martiniquais sont un peuple outragé, un peuple à la mémoire oblitérée, n’est jamais donné en vrac, plus qu’une appréhension collective du monde, c’est un roman des origines (une épi-religion du passé, parfois) en écho à tous les romans des origines du monde, à toutes les épi-religions du monde qui, quand les mémoires s’effondrent, recomposent les lieux par écho de tous les lieux du monde. Ce roman des origines est bien une construction/déconstruction qui relie au-delà de la communauté d’origine. Le poète travaille à relier tous les lieux-mémoires du monde. La négritude césairienne, par exemple, était/est bien une poétique qui reliait/relie au-delà du pays Martinique-Caraïbe-Amérique.
Les poètes écrivent en présence de toutes les langues du monde (l’ambition des langages eût été démesurée) par quoi ils questionnent les lieux-mémoires, un vieil houeur et un porteur de coutelas (Silacier de la Malemort) qui, patiemment mais tout aussi fiévreusement, ont défriché même si le paysage n’est toujours pas le pays. La relation est, dans le texte d’Edouard Glissant, comme un chanter les lieux-mémoires-pays qui porte dans le tout-monde. La poésie en étendue n’a d’autre ambition que le monde, le tout-monde car au commencement, bien avant la philosophie, était le poème.
Pimpe isiya la
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