Un souffle spiraliste anime le dernier récit de Patrick Chamoiseau, L'empreinte à Crusoé. Une ponctuation baroque et un récit éclaté dans lequel le réel déboule de tous côtés, débordant largement la poétique des anciens conteurs de Martinique et cette proximité de l'oral et de l'écrit que la créolité avait célébrée. Cette écriture nouvelle devrait être rangée dans le mouvement spiraliste.
Le mouvement spiraliste, initié par René Philoctète, Jean-Claude Fignolet et Frankétienne, avait dépassé le réalisme merveilleux pour mieux écrire et décrire une complexité haïtienne que la suprématie de l'oral avait creusée. Il fallait une littérature où les mots étaient vivants, chargés, parfois même, montés/démontés (au sens de la langue martiniquaise) pour restituer le chaos haïtien. La spirale (c'était révéler, au sens de faire remonter) supposait cette littérature qui crée ses propres mots, ses propres lieux, passages et paysages. Le mouvement spiraliste est, comme le tout-monde de Edouard Glissant avec lequel il partage ce postulat de l'imprévisible, une esthétique du chaos.
Or, le Robinson Crusoé du récit de Patrick Chamoiseau est amnésique. Un héros, peut-il être amnésique ? Vingt ans après son naufrage (était-ce un naufrage ?), il découvre une empreinte dans le sable et s'élance, fou an mitan tèt, dans une course à la redécouverte de l'altérité. Cette perte de la mémoire renvoie, dans le récit de P. Chamoiseau, à une quête de l'origine, un appel incessant à renouveler les origines, l'individuation. Plus qu'un "chak chen ka niche bout...li an gou kò'y", cette idée que l'individu moderne s'affranchirait de sa culture d'appartenance et recomposerait, construirait ses principes et ses valeurs en puisant dans tous les lieux, espaces-mémoires, toutes les cultures du monde, dans le tout-monde. L'auteur de Chronique des sept misères touche là une des problématiques glissantiennes, la relation entre les cultures et les humanités dans le monde moderne.
Dès lors, il faut poser la question de l'héritage glissantien, comment l'auteur de Solibo Magnifique est il sorti du réalisme merveilleux puis de la diversité créole pour entrer en pensée du tout-monde, en pensée de l'imprévisible, en pensée du lieu. Cette première question appelle systématiquement une deuxième : que reste t-il de la créolité chez Patrick Chamoiseau et plus largement, que reste t-il de la créolité en tant qu'il est un mouvement euh... littéraire ?
Patrick Chamoiseau a écrit L'empreinte à Crusoé comme un entre-deux masses de la littérature française, Robinson Crusoé de Daniel Defoe et Vendredi ou les limbes du Pacifique de Michel Tournier. Ici aussi, il s'agit d'une quête de l'autre. Mais dans le récit de l'ancien marqueur de paroles, l'autre c'est l'immaîtrisable, l'inatteignable, l'indéfinissable, l'imprévisible, l'impensable puisque Robinson Crusoé est amnésique. Cette amnésie fait correspondre le Robinson Crusoé de Patrick Chamoiseau à ce type-idéal du "migrant nu" dans la typologie des "peuplants dans les Amériques" telle que Edouard Glissant l'avait exposé dans Introduction à une Poétique du Divers. Le Robinson Crusoé de Daniel Defoe qui portait un projet de civilisation correspondrait au "migrant armé" de la typologie glissantienne et le Robinson Crusoé de Michel Tournier qui, humaniste, avait nommé Vendredi de sorte qu'il n'eut pas un véritable statut d'homme, en serait le "migrant familial" celui qui débarque avec "ses photos de famille, ses casseroles et ses marmites...". Le "migrant nu", le Robinson Crusoé du martiniquais est amnésique et a peur ; habité par ses deux gangan Crusoé, il n'avait pas transformé l'île, n'avait pas dompté la nature. Après sa mort, parcourant l'île, le capitaine avait écrit dans son journal, n'avoir décelé aucune trace d'une présence humaine.
L'empreinte à Crusoé n'est autre que l'empreinte de Crusoé lui-même, une trace incertaine dans le sable qui signale une exploration intérieure, la fin de la littérature de fiction, la fin du récit en tant que tel, peut-être la fin de la créolité chez Chamoiseau. Il y a donc le récit de Robinson Crusoé, un naufragé qui, très vite, rétablit l'écriture et qui renonce à régenter, définir le monde ; et, il y a ce journal du capitaine qui ramène l'ambition civilisatrice, rétablit le temps réel qui n'est pas le temps du récit ; et, puis, il y a cet "atelier de l'empreinte", la réflexion philosophique discontinue qui fouille fiévreusement dans le XXe siècle ; A. Césaire, W. Faulkner, G. Garcia Marquez, E. Glissant, Heidegger, Joyce, E. Morin, Nietzsche, St John Perse, D. Walcott, et d'autres balisent ce lieu de la rencontre. L'empreinte à Crusoé est un récit complexe qui force le passage entre deux Robinson Crusoé, Vendredi, ou peut-être Dimanche, apeuré qui habite mal son nouveau patronyme comme si ce renversement des rôles (D. Walcott l'avait déjà réussi dans Pantomime, 1978) lui échappait ; le récit de l'auteur de L'esclave vieil homme et le molosse, indique une mutation de la littérature, comme pour réinventer l'impossible, chercher l'autre en soi puisque tout moun se moun, ou plus, ce vieux concept zoulou et/ou shona ubundu, quelque chose comme "je suis parce que vous êtes" ou peut-être, plus avant, "je ne suis que parce que vous êtes".
Plis : Pimpe
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