vendredi 9 décembre 2011


"Frantz Fanon et les Antilles"

Un livre de André Lucrèce

La conscience politique (ou conscience déterminée) c'est, d'après le texte fanonien, ce moment où le colonisé prend ensemble la terre et l'histoire, devient acteur et se (re)dresse devant le colon, "s'engage à affronter le risque de l'anéantissement total pour que deux ou trois vérités jettent sur le monde leur essentielle clarté". De Peau noire masques blancs à Les Damnés de la terre, Frantz Fanon avait appelé à l'avènement d'un homme nouveau, maître de son destin d'homme (l'humanité comme devenir humain de l'homme), totalement désaliéné, l'homme libre.

Le livre de André Lucrèce, Frantz Fanon et les Antilles, l'empreinte d'une pensée cible bien cette dimension de l'engagement chez Frantz Fanon ; il met au jour un parcours martiniquais de l'auteur de Les Damnés de la terre, son appréciation des biguines d'A. Stellio, ses qualités de footballeur (attaquant de l'Assaut de Saint-Pierre), sa tentation par l'écriture dramatique, sa lecture non-critique de Aimé Césaire, sa passion de la philosophie, ses études de sociologie et toutes les petites choses de la vie quotidienne. Ce livre veut sortir Frantz Fanon et son oeuvre, d'un insupportable oubli, il fait écho au Mémorial International Frantz Fanon de 1982.

André Lucrèce formule ici l'hypothèse d'un auteur de Peau noire masques blancs éclairé par la poésie césairienne. Cette filiation intellectuelle fait problème. Certes, Frantz Fanon ne pouvait pas ne pas avoir lu Aimé Césaire puisqu'il cite longuement le Cahier d'un retour au pays natal et puisque c'est un extrait du Discours sur le colonialisme qui ouvre Peau noire masques blancs : "Je parle de millions d'hommes à qui l'on a inculqué savamment la peur, le complexe d'infériorité, l'agenouillement, le désespoir, le larbinisme". Mais cette hypothèse d'une lecture émerveillée, d'une filiation intellectuelle, nous semble déplacée. André Lucrèce rétablit des petites vérités, Frantz Fanon n'a jamais été l'élève du professeur de philosophie, Aimé Césaire qui, lui même, n'a jamais été professeur de philosophie. Mais le sociologue cherche, tout au long de son récit, à jeter des passerelles entre la pensée politique fanonienne et la poétique nègre césairienne, comme pour les faire circuler bras dessus, bras dessous dans ce faire-société Martinique, sans intérêts propres, fussent-ils encadrés, sans politique de construction d'un devenir.

Frantz Fanon avait écrit sur la décolonisation, à la lueur des brasiers. Il ne pouvait pas ne pas se référer au Discours sur le colonialisme, un texte obligé puisque pamphlétaire, puisqu'écrit par un martiniquais contemporain, Aimé Césaire. Une proximité culturelle qui, sans doute, facilitait l'appropriation du texte. Mais le projet fanonien dans Peau noire masques blancs puis dans Les Damnés de la terre, dépasse de très loin et très vite, le pamphlet anticolonialiste d'Aimé Césaire. Ici une solidarité avec des "humanités souffrantes", une contestation bien intégrée dans le discours socialiste et/ou communiste français du milieu du vingtième siècle, un nativisme pétrifiant comme utopie refondatrice qui chaque jour avait déconstruit le réel martiniquais, une revendication identitaire figée ; là une construction, un projet historique de renversement d'un ordre raciste et pervers, un messianisme révolutionnaire, un projet pour le lumpenprolétariat qui "envahit la ville blanche par les moyens les plus souterrains",  une paysannerie qui secoue l'intellectuel colonisé pour faire l'histoire, un questionnement fécond, une dynamique politique toujours renouvelée.

Cette idée d'une filiation, fût-elle illégitime ou forcée, démarque la négritude césairienne des deux autres, la senghorienne, une flatteuse esthétique du métissage ; la damassienne indomptée, un chant nègre qui flotte sur la forêt amazonienne. Mais toutes les trois restaient profondément essentialistes. Les formules incisives de Frantz Fanon dans le chapitre 7 et la conclusion de Peau noire masques blancs, ce postulat d'une décolonisation comme d'un phénomène de violence (c'est d'une contre-violence qu'il s'agit), dans Les Damnés de la terre, stigmatisaient cet essentialisme là. Il n'y avait pas de continuité possible de A. Césaire à Frantz Fanon, l'auteur de Les Damnés de la terre avait rejeté en bloc toute démarche essentialiste ; l'identité était déjà, sous la plume de Frantz Fanon, une construction individuelle : "il y a ma liberté qui me renvoie à moi-même. Non je n'ai pas le droit d'être un Noir."

Pimpe isiya

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