"Frantz
Fanon et les Antilles"
Un livre de
André Lucrèce
La
conscience politique (ou conscience déterminée) c'est, d'après le texte
fanonien, ce moment où le colonisé prend ensemble la terre et l'histoire,
devient acteur et se (re)dresse devant le colon, "s'engage à affronter
le risque de l'anéantissement total pour que deux ou trois vérités jettent sur
le monde leur essentielle clarté". De Peau noire masques blancs à
Les Damnés de la terre, Frantz Fanon avait appelé à l'avènement
d'un homme nouveau, maître de son destin d'homme (l'humanité comme devenir
humain de l'homme), totalement désaliéné, l'homme libre.
Le livre de
André Lucrèce, Frantz Fanon et les Antilles, l'empreinte d'une pensée cible bien cette dimension de l'engagement
chez Frantz Fanon ; il met au jour un parcours martiniquais de l'auteur de Les
Damnés de la terre, son appréciation des biguines d'A. Stellio, ses
qualités de footballeur (attaquant de l'Assaut de Saint-Pierre), sa tentation
par l'écriture dramatique, sa lecture non-critique de Aimé Césaire, sa passion
de la philosophie, ses études de sociologie et toutes les petites choses de la
vie quotidienne. Ce livre veut sortir Frantz Fanon et son oeuvre, d'un
insupportable oubli, il fait écho au Mémorial International Frantz Fanon de
1982.
André
Lucrèce formule ici l'hypothèse d'un auteur de Peau noire masques blancs éclairé
par la poésie césairienne. Cette filiation intellectuelle fait problème. Certes,
Frantz Fanon ne pouvait pas ne pas avoir lu Aimé Césaire puisqu'il cite
longuement le Cahier d'un retour au pays natal et puisque c'est un
extrait du Discours sur le colonialisme qui ouvre Peau noire masques
blancs : "Je parle de millions d'hommes à qui l'on a inculqué
savamment la peur, le complexe d'infériorité, l'agenouillement, le désespoir,
le larbinisme". Mais cette hypothèse d'une lecture émerveillée, d'une
filiation intellectuelle, nous semble déplacée. André Lucrèce rétablit des petites
vérités, Frantz Fanon n'a jamais été l'élève du professeur de philosophie, Aimé
Césaire qui, lui même, n'a jamais été professeur de philosophie. Mais le
sociologue cherche, tout au long de son récit, à jeter des passerelles
entre la pensée politique fanonienne et la poétique nègre césairienne, comme pour
les faire circuler bras dessus, bras dessous dans ce faire-société Martinique,
sans intérêts propres, fussent-ils encadrés, sans politique de construction
d'un devenir.
Frantz Fanon
avait écrit sur la décolonisation, à la lueur des brasiers. Il ne pouvait pas
ne pas se référer au Discours sur le colonialisme, un texte obligé
puisque pamphlétaire, puisqu'écrit par un martiniquais contemporain, Aimé
Césaire. Une proximité culturelle qui, sans doute, facilitait l'appropriation
du texte. Mais le projet fanonien dans Peau noire masques blancs puis
dans Les Damnés de la terre, dépasse de très loin et très vite,
le pamphlet anticolonialiste d'Aimé Césaire. Ici une solidarité avec des "humanités
souffrantes", une contestation bien intégrée dans le discours socialiste
et/ou communiste français du milieu du vingtième siècle, un nativisme pétrifiant
comme utopie refondatrice qui chaque jour avait déconstruit le réel
martiniquais, une revendication identitaire figée ; là une construction, un
projet historique de renversement d'un ordre raciste et pervers, un messianisme
révolutionnaire, un projet pour le lumpenprolétariat qui "envahit la ville blanche par les moyens les plus souterrains", une paysannerie qui secoue l'intellectuel
colonisé pour faire l'histoire, un questionnement fécond, une dynamique
politique toujours renouvelée.
Cette idée
d'une filiation, fût-elle illégitime ou forcée, démarque la négritude
césairienne des deux autres, la senghorienne, une flatteuse esthétique du
métissage ; la damassienne indomptée, un chant nègre qui flotte sur la forêt
amazonienne. Mais toutes les trois restaient profondément essentialistes. Les
formules incisives de Frantz Fanon dans le chapitre 7 et la conclusion de Peau
noire masques blancs, ce postulat d'une décolonisation comme d'un
phénomène de violence (c'est d'une contre-violence qu'il s'agit), dans Les
Damnés de la terre, stigmatisaient cet essentialisme là. Il n'y avait
pas de continuité possible de A. Césaire à Frantz Fanon, l'auteur de Les
Damnés de la terre avait rejeté en bloc toute démarche essentialiste ;
l'identité était déjà, sous la plume de Frantz Fanon, une construction
individuelle : "il y a ma liberté qui me renvoie à moi-même. Non je
n'ai pas le droit d'être un Noir."
Pimpe isiya
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