samedi 7 février 2009

Le mouvement social, à défaut de politique


Il y avait au moins 40 000 personnes dans les rues de Lapwent-Gwadloup ce vendredi 29 janvier 2009 (65 000 selon "Lyannay Kont Pwofitasyon" et 18 000 selon les services préfectoraux), un chiffre faramineux pour une population d’environ 200 000 actifs, 191 362 lors du recensement de 1999.

Plus de 40 000 personnes reprenant en chœur ce slogan hautement politique : « La Gwadloup se ta’n nou, La Gwadloup a pa ta yo, yo pe ke fè sa yo vle an peyi an nou ». Ce mouvement social guadeloupéen qui fédère une cinquantaine d’associations syndicales, politiques, culturelles, du pays réel, se détache largement des mouvements sociaux habituels (voire historiques) de Guadeloupe, Guyane et Martinique. Au delà du nombre et du ton politique, ce mouvement social a montré une Gwadloup en souffrance sociale et économique, victime d’un "apartheid économique" pathétique de néo-colons détaxés et bronzés jusqu’aux babin-djel, mais une Guadeloupe dynamique, déterminée et, somme toute, résolue à sortir de 65 ans de purgatoire départementaliste, à dissoudre l’anarchie coloniale intégrée.
Historiquement, dans la dépendance atypique antillaise, dans l’anarchie coloniale intégrée, les mouvements sociaux renforçaient directement ou indirectement la domination économique, politique, culturelle et même ethnique et mettaient le marché local à genoux, par leur volonté d’aligner une formation sociale en dépendance sur un système social postindustriel. C’est cette vieille dichotomie lewisienne, secteur traditionnel/secteur capitaliste, qui fait la dépendance. Si dans la théorie de sir Arthur Lewis, le secteur traditionnel correspond aux activités agricoles et le secteur capitaliste aux activités industrielles ; dans l’anarchie coloniale intégrée, le secteur traditionnel s’organise autour des activités de l’agriculture vivrière, de la pêche, de l’artisanat et des arts natifs alors que le secteur capitaliste concerne l’agriculture extravertie et le tourisme industriel. Dans la colonie intégrée, les mouvements sociaux travaillent à la modernisation (par alignement sur le modèle européen) du secteur capitaliste qui entraîne le secteur traditionnel et le corrompt, le folklorise. Le mouvement social guadeloupéen pourra-t-il échapper à cette perversion ?
Ailleurs, dans les économies du développement capitaliste dépendant, le mouvement social travaille à une modernisation endogène du secteur traditionnel, donne une identité économique et sociale au secteur informel, organise la demande sociale, soumet à l’Etat les doléances du secteur traditionnel, repositionne des acteurs marginalisés, fait une place au changement social et politique, plaide (auprès de l’Etat) une identité juridique pour le secteur informel, etc. Tous les mouvements sociaux, à tous les stades du développement capitaliste et partout dans le monde, sont en phase avec l’idée d’une relance keynésienne de l’économie. Injecter une masse d’argent dans l’économie, donner du pouvoir d’achat aux masses populaires pour stimuler la croissance, alagadigadaw. A terme, cette relance keynésienne enrichit doctement les seuls tenants nationaux et internationaux du capital et puisque dans ce jeu à bénéfice nul, en véritable sèbi douvan-dèyè, tout ce que gagnent les uns est forcément perdu par les autres, à terme, les consommateurs finissent par rembourser ce qu’ils pensaient avoir gagné. Quelle est la capacité réelle des mouvements sociaux à contenir la décomposition sociale permanente et l’extraversion de l’économie dans l’anarchie coloniale intégrée ? C’est que, l’économie mondialisée, la relance keynésienne donne une occasion aux entreprises d’explorer de nouvelles sources de profit, d’émerger localement, de sortir temporairement du global et de relocaliser et au final, de cesser d’être socialement utiles. Dans cette économie-monde tourmentée, les grandes entreprises étasuniennes et européennes (en particulier) font circuler dans des réseaux tracés jadis par l’ordre colonial, des capitaux, des savoirs, des compétences et des marchandises. Dans les quatre continents, cette économie-monde qui produit la dichotomie secteur capitaliste, extraverti et moderne, d’un côté et secteur traditionnel marginalisé mais régionalement intégré, de l’autre, contamine les mouvements sociaux d’une culture consumériste, voire hédoniste, directement ramenée du capitalisme étasunien. En Guadeloupe et Martinique, la défaillance du secteur traditionnel ajoute une touche hédoniste à cette culture consumériste. Un mouvement social qui s’attacherait à des revendications essentiellement matérialistes pourrait-il porter un projet de transformation sociale ?
Etranglés par une domination politique féodale (la domination politique compose avec une domination économique, culturelle et surtout ethnique), les peuples de Guadeloupe et de Martinique, de Guyane itou, vieilles colonies françaises, en plein 21e siècle, et sans aucun pouvoir politique autochtone et durable, n’ont pu renforcer les fondations d’un marché local créé par les paysanneries, guadeloupéenne et martiniquaise, en rupture avec la plantation américaine, à la fin du 19e siècle. Sans pouvoir politique pour les projeter, ils n’ont pu travailler au renouvellement de leurs ressources, naturelles, matérielles, culturelles ou politiques, abandonnant ces pays à des marchands, des négociants et aventuriers (flibustiers, non-capitalistes) qui s’appuient sur un "capital racial" et un modèle juridique taillé sur mesure pour asseoir leur domination.

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