jeudi 13 mai 2010

"Les Antilles en colère"


La catastrophe politique du 10 Janvier 2010 quand 78,9% des martiniquais avaient voté contre "les intérêts propres de la Martinique au sein de la République française", avait validé l’orientation essentiellement matérialiste et sécuritaire de l’action collective exceptionnelle qui, un an auparavant, avait secoué le pays pendant 36 jours, du 05 Février au 12 mars 2009.
André Lucrèce, Louis-Félix Ozier-Lafontaine et Thierry L’Etang, un sociologue, un socio-anthropologue et un anthropologue qui signent ce livre font l’hypothèse d’une revendication identitaire et d’une opposition caractérisée qui auraient animé cette action collective, dépassent la revendication essentiellement matérialiste et analysent cette action collective comme un fait social total, avec cette notion d'anomie chère à l'ancienne philosophie sociale française. La situation sociale, en Martinique serait plus complexe qu’ailleurs, dans la globalisation qui tourmente le monde. La Martinique serait une "société vulnérable" (c’est d’ailleurs le titre d’un des livre de L-F Ozier-Lafontaine) et tout conflit social réveillerait une blessure identitaire séculaire et écartèlerait (an dekatje) les martiniquais dans un dilemme du prisonnier, d’un côté la porte franco-européenne qui insulte la géographie, l’histoire et la responsabilité politique ; et de l’autre, un ancrage caribéen qui nécessiterait de se débarasser de ces mauvaises manières de "free rider" et/ou de "mendiant arrogant". C’est ce dilemme qui expliquerait la phobie, toute martiniquaise, de toutes solutions institutionnelles et la peur bleu-outremer de l’avenir.
Ces trois auteurs martiniquais veulent saisir la diversité et toutes les dynamiques, les interactions et rétroactions (feed back) et principe de totalité, dans une telle action collective. C’est pourquoi ils ont fait le choix d’une approche systémique et une grande place à cette notion sui generis du paradigme de l’ethnométhodologie, la réflexivité. Cette idée d’un ajustement, d’une correction permanente, d'une réorientation, lecture et relecture, de l’action collective à la lumière des informations nouvelles concernant cette action. Les acteurs sociaux (les martiniquais mobilisés à l’appel du K5F) auraient été, toujours, en mesure de produire du sens, d’expliquer leurs actions quand bien même ces dernières fussent, parfois, non franchement rationnelles, un SMS maladroit et un carnaval de bwadjak fait sa pétarade aux abords des commerces de carburant . Cette approche systémique supposerait non seulement une rationalité de l’acteur martiniquais, se pou la viktwa nou ka ale (intelligente et rationnelle, la langue caribéenne de Martinique aurait fait dire ou écrire, se pou genyen nou ka goumen) mais surtout une dynamique de l’action collective, un essaim d’interactions et une construction identitaire martiniquaise.
Même si l’action collective n’avait mobilisé qu’une trentaine de milliers de personnes sur 400 000 martiniquais, l’adhésion et/ou la solidarité d’avec la mobilisation avaient, selon les sondages et études d’opinion, représenté jusqu’à 80% de l’opinion martiniquaise, ce slogan fort "peyi a se ta nou, se pa ta yo, an bann pofitè, vòlè, nou ke foute yo dewò" (poétique à l’envi, la langue caribéenne de Martinique aurait dit ou écrit, nou ke fè yo pran lanmè sèvi savann) n’avait que très faiblement pesé, plus tard, lors de la consultation populaire pour créer "une organanisation qui tienne compte des intérêts propres" de la Martinique, le 10 janvier 2010. Dès lors, c’est l’identité d’une telle action collective qui fait problème. Comment parler d’identité et d’opposition quand une action collective (les auteurs écrivent sur un mouvement social total) n’a pas réussi à placer serait-ce qu’une des ressources locales (naturelles, renouvelables ou non-renouvelables, matérielles, culturelles, spirituelles, politiques) au centre de ses revendications ? A aucun moment, tant en Guadeloupe qu’en Martinique, les acteurs de la mobilisation n’avaient envisagé un marché local, une fin de l’économie de comptoir et son remplacement par une économie durable et solidaire, l’écodéveloppement imaginé par Zumbi dos Palmares dans la première république afro-américaine, O Quilombo dos Palmares, dans le Nordeste du Brésil, dans la deuxième moitié du dix-septième siècle.
La fameuse liste des 100 produits de première nécessité, un folklore martiniquais, n’avait, dans ses premières versions, trouvé aucune qualité es "première nécessité" à nos bannann-jòn, dachin, fouyapen-dou, fouyapen-ble, makandja, fresinet, tinen, zabelbok ; yanm sasa, bokodji, patat, bawbadin, chatenn, prin-sitè ; les mango-farin, ten, tin, basiyak, vè, zefirin, mang-divin, mang-jili ; les kayimit, bri-koko-mile, papay, sapoti, marakoudja, ponm-kannel, siret-kochon, ponm-dlo ; les balarou, bayol, kalikabou, koulirou, mariyan-tèt-fè, sirizien, wachalou, les chapo-bakwa, tanbou-djouba, aroman, kachiman, karaf-tè-tjwit, koko-nèg ; la feuille, la fleur atoumo, kosol, farin-manyok, toloman, mousach, patiti patalòd comme disait Man Afin, docteur es toutes langues martiniquaises dans le Morne-des-Esses des années 60-80. Cette action collective n'avait rien hérité de la tradition des grèves marchantes d'hier (François-1900, Basiyak-1923, La marche de la faim-1935, Carbet-1948, Chassin-1951, Lamentin-1961, Chalvet-1974, kosedjo kosekwèt) ni n'avait pris l'initiative d'une mémoire des luttes sociales des martiniquais d'hier, alors l'identité dans tout ça, se tjou rat ! Comment qualifier cette action collective de mouvement social total quand les revendications ultra-matérialistes qu’elle avait portées, avaient empêché toutes revendications politiques, toutes références au projet historique du peuple martiniquais (les insurgés de la République Nègre de Louis Telgard, Lumina Sophie et Eugène Lacaille, en 1870) d’un renversement de l’ordre social féodal (économie de comptoir) qui sévit en Martinique depuis la nuit noire de l’esclavage-euro-américain ? L'approche systémique et la notion de réflexivité obligent les auteurs à penser la société comme un "système d’action ayant pour finalité la résolution des enjeux majeurs auxquels les hommes et les femmes qui la composent sont confrontés dans leur vie sociale quotidienne". Tout système supposant une autonomie des acteurs (des bèt-dè-gaz libres et rationnels), une telle définition envisagerait l’action collective du K5F comme une prise de conscience de l’incapacité du système sociopolitique, économique et culturel à réguler, plus avant, à transformer l’ordre social. Cependant, le mouvement social total était passé sur la tête des représentants politiques d’en-Martinique qui depuis quelques années travaillaient nonchalamment (SMDE, Agenda 21, Projet Martinique) à une réformette ou aggiornamento administratif du, disons, sous-système sociopolitique français en Martinique, pour retrouver une autonomie fiscale dont la Martinique avait expérimenté les insuffisances à la fin du 19e siècle. Le mouvement social total n’avait envisagé aucune option politique. C’est là tout le paradoxe d’une lecture enthousiaste d’un mouvement social total qui avait fait le plein de problématiques identitaires (nous-nègres fils d’Aimé Césaire, le poète français ; nou-chaben/chabin zie-klè pétris de créolité, une dom-tomienne à deux bonda ; nous peuples-noirs échoués dans l’esclavage euro-américain, an tjou man deviran ; nou-betje-griyav, bleu outremer, plante-bannann ; nou tèt-mabolo flòkò, l’intelligence à fleur de peau, le zouk pour tout médicament ; nous peuples des outremers français, no future, sports et petits métiers de la fonction publique) mais n’a, à aucun moment, envisagé le politique, le futur, demain.
André Lucrèce, Louis-Félix Ozier-Lafontaine et Thierry L’Etang ont consacré un long chapitre dans Les Antilles en colère à cette dénonciation d’une profitasion, mettant en lumière la maladie consumériste, les mécanismes d’hyper-dépendance et l'anomie (un entre-deux-mondes durkheimien, l'effondrement et l'avant-reprise des valeurs) que cette économie de comptoir fait circuler en Martinique mais leur vision de l’action collective de février/mars 2009 comme d’un mouvement social total les a, à mon sens, fait négliger la demande d’intégration sociale dans la modernité française qu’avait porté cette action collective, tant en Gwadloup qu’en Matnik. Cette action collective est d’autant plus difficile à analyser qu’elle était exceptionnelle et n'avait jamais eu d'ambition politique ; mettant en mouvement une diversité d’acteurs, et construisant une myriade de revendications, elle avait ainsi multiplié les portes d’entrée.

Pimpe isiya la

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